Conférence 2001 – Histoire

L’historien face aux défis du XXIe siècle. Mondialisation des échanges et crise des États-nations

Par Gérard Noiriel, directeur d’études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (Paris) et professeur à l’École Normale Supérieure

Gérard Noiriel est un historien engagé dans les débats de son temps. Ses recherches, ses écrits et ses interventions ressortissent à plusieurs champs de l’histoire sociale et couvrent un large éventail de thèmes tels que la sidérurgie et la reconversion économique, l’immigration, l’asile, l’identité nationale, etc. Il a publié neuf ouvrages et une soixantaine d’articles ou chapitres. Plusieurs de ses publications ont connu des rééditions et ont été traduites en anglais et dans d’autres langues. Citons, parmi ses livres : Longwy. Immigrés et prolétaires (1880-1980) [1984]; Les Ouvriers dans la société française (19e-20e siècles) [1986, 1990]; Le Creuset français; histoire de l’immigration (19e-20e siècles) [1988, 1992]; Sur la « crise » de l’histoire [1996]; Qu’est-ce que l’histoire contemporaine? [1998]; Les Origines républicaines de Vichy [1999].

Résumé de la conférence
Depuis les années 1970, nous avons été à la fois les acteurs et les témoins de bouleversements économiques, sociaux et politiques d’une ampleur sans équivalent dans le passé. L’une des dimensions les plus évidentes de ces mutations, concerne la mondialisation des échanges, consécutive aux progrès des techniques (principalement dans le domaine des transports, des médias et de l’informatique) et à l’expansion planétaire du capitalisme. L’historien n’est pas futurologue. Son rôle ne consiste pas à prévoir l’avenir, mais à réinscrire dans la longue durée les mutations du présent pour essayer de comprendre ce qui fait leur véritable nouveauté. La mission de l’historien n’est pas non plus de prendre parti dans les débats politiques qui opposent les citoyens sur la meilleure façon de faire face à ces défis. Plus modestement, il doit s’efforcer de clarifier la discussion publique en mettant en relief les enjeux et en éclairant les contraintes qui pèsent sur les acteurs, sans que ceux-ci en soient toujours conscients.

Je commencerai donc par replacer les mutations actuelles dans une très longue durée, en rappelant que le processus que nous appelons « la mondialisation » constitue la dernière étape d’un phénomène historique aussi vieux que l’humanité. Le développement des échanges constitue en effet un facteur fondamental dans l’histoire des hommes. En me limitant à la période moderne, je partirai de l’hypothèse que les bouleversements actuels marquent la troisième grande phase dans l’histoire des échanges. La première se produit aux XVe et XVIe siècles. Elle est marquée par les progrès de l’imprimerie et de la navigation ; moyens techniques grâce auxquels les Européens vont pouvoir entreprendre leur expansion à travers le monde ; notamment en Amérique. Sur le plan politique, cette phase est contemporaine du triomphe de Etats monarchiques. La deuxième étape dans l’histoire de la « mondialisation » des échanges apparaît au XIXe siècle, avec la révolution industrielle. Les progrès technique (machine à vapeur, électricité, moteur à explosion) entraînent une formidable accélération de la mobilité des hommes ; que les Européens mettent à profit pour intensifier leur domination coloniale sur toute la planète. Mais les besoins de la grande industrie provoquent aussi l’exode rural et l’immigration de masse qui vont permettre la formation du prolétariat moderne. Cette phase correspond, politiquement, au triomphe de l’Etat-nation. Nous vivons aujourd’hui la troisième étape. Les progrès du transport aérien, le triomphe de l’Internet et de la télévision par satellite provoquent à nouveau une brutale accélération des échanges entre les hommes. Et dans le même temps, on voit se multiplier les initiatives visant à dépasser le cadre politique que constitue l’Etat-nation pour lui substituer d’autres formes de groupement politique, plus proches des identités sociales et culturelles dans lesquelles se reconnaissent les citoyens (crise du fédéralisme au Canada, développement des revendications régionalistes en Belgique, en France…) ou mieux adaptés aux nouvelles formes de concurrence qu’impose la mondialisation (cf. l’Union Européenne).

Le recul historique permet de constater que chacune des étapes qui ont conduit à la mondialisation des échanges a provoqué des conflits virulents entre ceux qui ont tiré profit de ces mutations et ceux qui en ont été les victimes. Ces derniers ont tenté de s’opposer à des bouleversements qui menaçaient leur identité collective en opposant la violence à la violence (cf. les soulèvements contre le colonialisme européen) ; puis par des moyens plus « pacifiques ». L’une des fonctions premières de l’Etat-nation a été, depuis la fin du XIXe siècle, de protéger la communauté nationale contre les menaces de l’internationalisation (lois sur l’immigration, protectionnisme…). Aujourd’hui, ces tensions sont d’autant plus vives que l’Etat-nation reste le cadre fondamental de l’organisation des citoyens, alors que le marché est structuré sur une base mondiale. C’est l’une des causes de la résurgence du nationalisme, notamment en Europe. Mais la crise de l’Etat-nation entraîne d’autres formes de contestation politique qui, loin des crispations conservatrices obnubilées par le passé, sont délibérément tournées vers l’avenir. Par exemple, le mouvement qu’incarne aujourd’hui en France José Bové, s’oppose aux formes dominantes prises par la mondialisation ; pour proposer des formes alternatives de coopération mondiale ; en mobilisant massivement les instruments de communication modernes (médias, internet…).

Cette nouvelle phase dans l’histoire de la mondialisation des échanges marque le début d’un processus dont nul ne peut prévoir aujourd’hui l’issue. Mais il ne fait pas de doute qu’il s’agit d’un problème qui sera l’un des enjeux majeurs du siècle dans lequel nous sommes entrés.